Trois extraits des « Mémoires infidèles d’une familles de Provence

 

 

 

extraits page 25 à 26

  

 Une déclaration sous forme de canular

 .

 Ah ! Comme il avait désiré son Henriette, cette grande et svelte fille du Pontet qu'il avait connu un soir de bal dans l'auberge de son père. Alors qu'elle hésitait à accepter sa demande en mariage, pour la conquérir, lui n'avait pas hésité à monter un énorme canular. Il soudoya le garde champêtre qui annonça dans tout le Pontet le passage du roi nègre Bali Balou. Selon le texte lu par le garde champêtre et ponctué par des roulements de tambour exécutés avec maestria : « Ait nom de sa majesté l'Empereur Napoléon, Monsieur le Préfet demande à la population pontéroise de faire bon accueil à ce grand roi ami de la France ». A l'heure dite, on vit en effet arriver en provenance d'Avignon une magnifique calèche tirée par deux chevaux blancs. Un grand et très beau noir en habits, la poitrine barrée par un splendide cordon arc-en-ciel, était assis sur son siège. C'était de toute évidence le roi Bali Balou. Au côté du cocher, tout aussi noir que son maître, deux petits grooms au costume fantaisiste jetaient de gros sous à la foule appâtée par l'événement. Ce n'est pas tous les jours qu'un roi nègre fait l'honneur de traverser le Pontet. Pour assurer un franc succès à son entreprise, Claude avait en prime fait courir le bruit que ce roi régnait sur un peuple d'anthropophages polygames dont les femmes très belles refusaient tout vêtement. Personne ne voulait rater l'événement. Les hommes espéreraient secrètement qu'il serait accompagné de ses épouses. Le maire délégué8 toujours enclin à obéir aux ordres du Préfet, surtout quand il exprimait un souhait de l'Empereur, était présent. Il tenait à s'incliner devant sa majesté et lui faire signer le livre d'or de la commune. Il l'attendait sur la place de la mairie, écharpe tricolore au vent et gibus à la main. Au moment où la calèche parvenait sur la petite place au milieu du désordre de la foule qui tentait tout autant de voir le roi Bali Balou que de s'emparer des piécettes généreusement distribuées par les deux petits grooms, le maire délégué s'avança. A cet instant, il entendit derrière lui une exclamation qui le figea : « Fan de chichourle ! C'est ce grand caramintran9 de Claude ! ». Sous le cirage, Henriette avait découvert le visage de son amoureux. Ce dernier dut faire fouetter durement les chevaux de sa calèche pour fuir sous les quolibets. Les patrons étaient furieux d'avoir donné congé à leurs ouvriers pour acclamer un faux roi nègre. Le maire avec son livre d'or sous le bras et son gibus à la main se sentait ridicule et blessé dans sa magnificence de représentant de l'Empereur. Seules, les femmes n'étaient pas mécontentes du désappointement des hommes qui espéraient apercevoir des négresses à poil. Quant à Henriette, elle comprit qu'un prétendant qui, en guise d'aubade, était capable de monter un coup pareil pour lui prouver son amour ne devait plus être repoussé. Claude avait dû fuir, mais avait réussi. En outre son cœur de républicain débordait de joie : il avait ridiculisé le maire,  ce valet local du bonapartisme. On disait alors en Provence qu'il valait mieux être couillon que maire, un maire peut être révoqué par le Préfet alors qu'on demeure couillon toute sa vie. Le maire délégué du Pontet fut bien entendu révoqué et sa renommée de couillon fut éternellement établie.

 

 

' « Fan de Chichourle » est l'équivalent en plus pittoresque de « Nom de

Dieu ». Un « caramintran » est un grand mannequin du carnaval de la mi-

carême, aujourd'hui le mot c'est encore simplifié, on parle de « carmintran »

 


 

Extraits pages  67 -- 68

 

 

Des combattants sans haine ...sauf des planqués

 

Si les « poilus » de la Grande Guerre n'avaient pas de haine contre les déserteurs, par contre ils méprisaient les planqués. Pierre avait une manière très particulière de se venger d'eux, il les cocufiait. Heureusement pour eux, les marins n'avaient que très rarement des permissions chez eux. La plupart du temps, Pierre passait quelques jours agréables à Salonique, Brindisi ou Bizerte. Dans chacun de ces ports, une jeune femme l'attendait et rêvait du beau marin français qui lui avait dit, quelques semaines ou quelques mois plus tôt, des mots très tendres et lui avait appris tant de merveilleuses choses.

Depuis la mort de son père, lorsqu'il en avait l'occasion, il n'hésitait plus à revenir à Avignon embrasser sa mère et revoir ses amis. Dans le Grand Café de la Porte de l'Ouïe,  proche de la rue Banasterie et de la Barthelasse où il avait passé son enfance, il y rencontrait ceux de ses anciens camarades dont les permissions coïncidaient avec la sienne. La conversation portait vite sur ces salauds de planqués qui passaient du bon temps à l'arrière et s'y enrichissaient. Les talents de séducteur de Pierre étaient connus. C'était un vrai « pistachier ». Bien vite, tout le café concoctait une vengeance dont il serait l'instrument. Les mérites de chaque épouse de planqué étaient pesés, soupesés, disséqués et les détails anatomiques emballaient la discussion. La plus jolie choisie, tous défiaient Pierre d'en devenir l'amant en moins de dix jours. Du jeune imberbe au grand-père, les consommateurs du Grand Café s'engageaient à lui fournir des renseignements sur les us et coutumes de la jolie dame. Dans l'enthousiasme, le patron du Grand Café, applaudi par tous et approuvé par sa corpulente épouse, jalouse de toutes les femmes un peu minces, promettait à Pierre de prendre en charge les menus frais de la vengeresse expédition. Pierre n'était guère difficile à convaincre. Ses amoureuses habituelles étaient loin. Il fuyait sa revêche cousine Thérèse avec qui sa mère envisageait de le marier et les bordels de la rue Favart n'avaient pas l'attrait de ceux de Salonique.

Tandis que des poilus montaient au front en chantant « Adieu la vie, adieu l'amour, adieu toutes les femmes » Pierre les vengeait en s'envoyant en l'air avec une femme de planqué.17

 

17 L'auteur de  la  Chanson  de  Craonne  demeure  inconnu.  Il  ne  fut jamais dénoncé en dépit de la récompense d'un million de francs assortie d'une démobilisation immédiate promise par l'État-major. A la limite, on peut imaginer qu'il repose sous l'Arc de Triomphe. Interdite de scène et d'enregistrement les paroles ont été recueillies par Paul Vaillant Couturier. Son air avait été emprunté à « Bonsoir M'amour » de Charles Sablon, le père de Jean Sablon et de Germaine Sablon qui un quart de siècle plus tard créa le « Chant des Partisans ». La plus célèbre chanson des mutineries de 1917 n'a toujours pas la côte et bien peu d'émissions de radio et de télévision acceptent de la passer. En voici deux de ces strophes :

         Quand au bout de huit jours, le repos terminé,

         On va reprendre les tranchées,

         Notre place est si utile

         Que sans nous on prend la pile.

         Mais c'est bien fini, on en a assez

         Personne ne veut plus marcher,

         Et le cœur bien gros, comme dans un sanglot,

         On dit adieu au civ'iots.

         Même sans tambour, même sans trompette

         On s'en va là-haut en baissant la tête.

 

(Refrain)

Adieu la vie, adieu l'amour, adieu toutes les femmes, c’est bien fini

 

 

Extraits pages 53 à 55

 

 Et en plus il fallait une carte

 

 

 En juillet 1940, à une époque où il n'était pas encore question de Résistance, révolté de voir une partie des élus du Front Populaire voter les pleins pouvoirs à Pétain, Joseph adhéra au Parti Communiste clandestin. Quand dans les années 1960 il fut acquis que le paradis socialiste n'était pas un parfait lieu de bonheur social et que son gendre Jean-Marie tentait de l'en convaincre, il disait simplement ; « Mon gendre, vous avez peut-être raison mais le Parti Communiste n'en est pas moins le parti de la classe ouvrière française ». En 1981, quelques années avant sa mort, l'arrivée de l'Union de la Gauche au pouvoir le remplit d'espoir. Comme sa mère Marie-Laure, jamais il ne changea de certitude. Comme elle, il appartenait à cette piétaille dont Charles Péguy a dit un jour qu'au soir des batailles, les poings serrés dans les poches, un pied devant l'autre, elle s'avance vers le dernier carré. Quand en juin 1942 la résistance commença à s'organiser, Joseph fut l'un des premiers à la rejoindre. Il participa à un réseau de sabotage des cheminots FTP15 qui entra en action au moment où l'armée allemande envahit « la zone libre ». Il était maintenant brigadier à la SNCF et dirigeait une équipe chargée de l'entretien et de la réparation des machines. Dans la Résistance, Hippolyte, que l'on appelait depuis longtemps Joseph, reçut le surnom de Jules. Personne n'a jamais soupçonné cet ouvrier modèle qui semblait n'avoir qu'une idée : travailler toujours plus pour nourrir sa famille. Après les renseignements sur les convois, tout fut bon pour enrayer la machine de guerre nazie. Des pièces de cinq francs étaient glissées dans le mécanisme des freins des locomotives, des contre clavettes étaient enlevées aux grosses têtes de bielles, des outils indispensables aux réparations volés, des locomotives déraillaient sur les ponts tournants. Puis vint le temps du plastic. Aline ne vivait plus, chaque matin elle attendait, avec angoisse, le retour de Joseph. Le dépôt d'Avignon devint le symbole de la Résistance Rail. Son plus haut fait fut dans la nuit du 19 au 20 février 1944, le sabotage simultané de 17 locomotives Pacifie, trois trains de marchandises et de la tour à roues du dépôt. Ordre avait été donné de paralyser les convois allemands qui amenaient des renforts en Italie où les Alliés lançaient une grande offensive. Le réseau « Buckmaster » et les groupes francs du Vaucluse avaient fourni une énorme quantité de plastic. Tout tranquillement, Joseph et ses camarades la transportèrent dans les paniers où leurs femmes mettaient quelque nourriture pour la nuit, ils ne voyaient pas comment faire autrement. Joseph savait où placer les pains de plastic pour rendre leurs effets catastrophiques. Il savait aussi que leurs explosions risquaient d'être fatales aux cheminots allemands restés sur les machines. Peu avant l'explosion du plastic, il les éloigna en leur offrant à boire. A ceux de ses camarades qui s'étonnaient de cette soudaine fraternisation, il répondit simplement ; « ils sont comme nous des prolétaires, je ne tue pas des prolétaires ». Homme de cœur, il aurait sans doute fait de même s'ils avaient été des bourgeois.

Près de vingt ans plus tard, Joseph partit à la retraite. Au cours du vin d'honneur qui lui fut offert et dont il revint à vélo et aussi rond qu'un manche de pelle, ses plus jeunes camarades lui dirent qu'il avait bien de la chance d'avoir un supplément pour fait de Résistance. Il ne l'avait pas. « Mais enfin, Jules, lui dirent-ils, tu n'as pas demandé ta carte de Résistant ? » II leur répondit simplement : « Et en plus il fallait demander une carte ! » La République le rétablit dans ses droits.